mardi 17 juin 2014

Chronique d'un état des lieux

_MG_5022.CR2

  Lorsque je ferme les yeux, je me revois sous la table de la salle à manger durant les repas de famille. Parmi les pieds chaussés et les pieds de chaises, la rumeur des discussions des adultes n'est plus qu'un murmure, seul reste le soubresaut des jambes et le frétillement des talons. Les bas d'un gris crémeux de mamie et les sandales au reflets dorés de ma mère coincé entre les bateaux de mon père et les pantoufles de mon grand-père. Bientôt l'odeur âcres des cigarillos pénétrera sous la nappe, et, à la faveur des eaux de vies les jambes s'étendront, chassant la politique qui partageait avec le café son amertume. L'alcool fort bu à petites gorgées balayera les tensions, et l'espace sous la table devenant exiguë, je me mêlerai à l'atmosphère vaporeuse et irai tremper un sucre dans la mirabelle paternelle.

_MG_5017.CR2

  Lorsque je rouvre les yeux je suis dans un train, traversant ma vie comme un spectateur des paysages qui défilent par la fenêtre, où les sapins plantés sur la montagne, comme une palette infinie de verts, représentent les personnes rencontrées : il est impossible d'en fixer un parce que le train va trop vite, la machine tourne à toute allure. A peine s'est-on relevé de dessous la table qu'on est déjà dans les pantoufles.
Ce n'est pas tant vieillir qui fait peur — cela fait partie de l'ordre des choses — c'est plutôt la peur de ne pas avoir le temps de profiter des gens, de manquer des instants qu'on ne pourra jamais revivre et oublier l'exactitude des visages et la chaleur des sourires, le son des voix et la richesse des mots prononcés alors que la fatigue sort sa massue pour abattre les plus vaillant d'entre nous. Alors on veut se transformer en montagne et aller cacher sa tête dans les nuages, au dessus desquels rien ne change. Il y fait toujours bleu et la mer molletonnée et blanche calmerait l'esprit le plus agité. Il faudra cependant encore traverser la foule et ses turbulences hasardeuses avant de finir seul.

Quelque part entre Gap et Grenoble, 30/05/2014

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire